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« Cette chambre ne peut pas revenir en arrière », a déclaré en ouverture le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Karim Khan. La Cour ne peut pas ni effacer les tragédies et les pertes que « beaucoup ont endurées et continuent d’endurer », ni « les couches de traumatisme générationnel » et mettre fin au conflit « qui s’est répercuté de manière continue au cours des 20 dernières années ». Mais ce procès peut démontrer que « l’État de droit a un sens » et que « le désir de justice [des victimes] ne doit pas être sous-estimé », a-t-il ajouté.

L’accusé, Ali Muhammad Ali Abd-Al-Rahman, est aujourd’hui âgé de 76 ans. Il est accusé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité survenus entre 2003 et 2004 dans l’ouest du Darfour, au Soudan. Selon l’accusation, Abd-Al-Rahman, qui aurait opéré sous le nom d’« Ali Kosheib », était un membre important de la milice Janjaweed soutenue par le gouvernement, accusée de nombreux massacres et de viols dans le cadre de la contre-insurrection lancée par l’ex-président Omar el-Bechir contre les rebelles. L’homme est accusé d’avoir coopéré avec de hauts responsables du gouvernement, notamment le ministre de l’Intérieur, Ahmad Muhammad Harun, dont il aurait reçu des armes et de l’argent.

L’accusation souligne le caractère généralisé et systématique des crimes commis contre les civils de la communauté Four à Wadi Salih et Mukjar, des localités de l’ouest du Darfour. Ces crimes comprennent des attaques contre la population civile, des meurtres et des tentatives de meurtre, des pillages, des destructions de biens et de bétail, des actes inhumains, des atteintes à la dignité des personnes, des viols, des tortures, des transferts forcés de population et des traitements cruels.

« Nous avons prouvé au-delà de tout doute raisonnable que l’accusé est Ali Kosheib et qu’il était un chef de milice », a affirmé Khan, « et qu’il était activement impliqué dans la commission d’infractions, qu’il a commis de son plein gré et avec enthousiasme ». Alors qu’il avait reçu des armes pour faire face à la rébellion, les civils ont été pris pour cible : « Ils ont souffert, ils ont perdu la vie, ils ont été marqués physiquement et émotionnellement de multiples façons. » Le dossier d’accusation, qui comprenait 81 témoins, dont 56 sont venus au tribunal, a prouvé toutes les accusations selon Khan. Certains groupes vulnérables ont été particulièrement ciblés, souligne-t-il devant les juges – Joanna Korner, Reine Alapini-Gansou et Althea Violet Alexis Windsoralks –, tels que les enfants nés lors d’un déplacement forcé ou à la suite d’un viol, les femmes ayant subi des violences sexuelles, ainsi que les anciens et les chefs de communautés qui ont été torturés et souvent sommairement exécutés. 

« Pardonnez mon mensonge, mais je ne connais pas cet homme »

La défense nie que son client soit Ali Kosheib. Abd-Al-Rahman lui-même a pris la parole à la fin de la procédure, revenant sur sa remise à la CPI en 2020. « J’ai dit alors que je m’appelais Ali Kosheib parce que j’étais depuis deux mois dans la clandestinité et que j’avais peur d’être arrêté [après la chute du régime en 2019]. » Selon lui, la CPI ne l’a accepté qu’après qu’il ait mentionné ce surnom. « Pardonnez mon mensonge, mais je ne connais pas cet homme ».

Une cinquantaine de personnes ont suivi les audiences depuis la galerie du public à La Haye. Nombre d’entre elles faisaient partie de la société civile soudanaise. La CPI avait organisé la venue de journalistes soudanais, de membres d’Ongs, de dirigeants locaux ou de groupes de victimes lors des déclarations finales. « C’est la première fois que je viens ici. Mon impression est positive, c’est au moins un début », a déclaré un journaliste darfouri qui préfère garder l’anonymat pour des raisons de sécurité. « Cela délivre un bon message : toute personne qui commet un crime devra en répondre, mais nous devons faire plus d’efforts pour traduire les autres en justice. Il n’était qu’un commandant, mais celui qui lui a donné les moyens d’agir est toujours libre », a-t-il déclaré à Justice Info. L’ancien président el-Béchir cependant, demandé par la CPI, est détenu au Soudan depuis sa destitution en 2019. 

En 2010, les Nations unies ont estimé qu’environ 300 000 personnes étaient mortes et 2,7 millions avaient été déplacées depuis le début du conflit en 2003. En 2005, la Cour avait été saisie de la situation au Darfour par le Conseil de sécurité des Nations unies. Une enquête a été ouverte et le procès a débuté en avril 2022. « Les saisines ne devraient pas être des histoires sans fin et aujourd’hui nous approchons […] de la fin du premier chapitre d’une histoire qui, je l’espère, justifiera la promesse faite aux victimes », a assuré Khan.

« La souffrance qu’elles endurent encore aujourd’hui est un écho de ce qui a fait l’objet de ce procès », a-t-il souligné. Depuis avril 2023, une nouvelle guerre civile entre les forces armées soudanaises (SAF) et les forces paramilitaires de soutien rapide (RSF), considérées comme issues de la milice Janjaweed, dévaste en effet le Soudan et en particulier le Darfour, reproduisant des crimes tels que les attaques de civils et le viol en tant qu’arme de guerre.

« Souvent, l’idée la plus simple est la bonne »

Au cours de la première journée de plaidoiries, le procureur Julian Nicholls a répondu à l’argument de la défense selon lequel le gouvernement soudanais avait tenté d’utiliser Abd-Al-Rahman – en ouvrant en 2004 une enquête contre lui – pour détourner l’attention d’el-Béchir et d’autres hauts responsables. Selon Nicholls, cela « n’a pas été très efficace », car le Soudan n’a pas remis l’accusé à la CPI, ajoutant que s’il avait bien été piégé et utilisé comme bouc émissaire, « pour que cette conspiration fonctionne », elle aurait dû impliquer « le système judiciaire soudanais, Radio Dabanga, Facebook, tous les témoins de l’accusation… »

L’avocat de la défense Cyril Laucci affichait un sourire narquois et l’accusé gardait le regard fixe, tandis que Nicholls qualifiait d’« absurde » et de « tout à fait farfelue » la thèse de la défense selon laquelle il n’est pas Ali Kosheib et n’a utilisé ce surnom que pour attirer l’attention de la cour lorsqu’il était en danger : « Souvent, l’idée la plus simple est la bonne, il a dit que son surnom était Ali Kosheib parce que c’était vrai », a soutenu Nicholls.

Selon lui, 16 témoins de l’accusation connaissaient l’accusé à la fois sous son nom légal et sous son surnom, avant et après le conflit. L’un d’eux, par exemple, le connaissait depuis cinq ans avant le conflit et se rendait régulièrement à sa pharmacie à Garsila, dans l’ouest du Darfour. Elle a aussi montré une vidéo filmée après la chute d’el-Béchir en 2019, où Abd-Al-Rahman s’adresse à la foule en sa qualité d’adjudant des forces de réserve. À la fin de son discours, on voit une personne le saluer en disant « vive Ali Kosheib ». L’accusation a aussi montré une autre vidéo datant « d’environ 2013 », où l’on voit l’accusé dire à une foule de partisans qu’il a des liens directs avec le président et qu’il a tué de nombreuses personnes.

La défense a fait valoir que ce surnom n’a été utilisé qu’après le mandat d’arrêt délivré par la CPI en 2007, et qu’il ait été alors adopté par la population. Pour Me Laucci, le procureur « n’a pas prouvé son identité de manière fiable » à l’aide de documents d’état civil officiels. 

« Frapper des détenus avec une hache »

Le procureur Edward Jeremy s’est pour sa part concentré sur les attaques de Kodoom et de Bindisi d’août 2003, où, selon lui, « l’accusé a ordonné et incité les forces Janjaweed sous son commandement à commettre les crimes incriminés ». Des personnes ont été assassinées, torturées, chassées et leurs biens ont été brûlés. Le viol était très répandu et utilisé « pour détruire les femmes et les communautés dans leur ensemble », a ajouté Jeremy.

Abd-Al-Rahman est aussi accusé d’avoir supervisé et participé aux attaques de Mukjar et de Deleig, qui remontent à la fin février et au mois de mars 2004, au cours desquelles environ 300 hommes Four ont été détenus, dont un grand nombre ont été embarqués dans des véhicules et exécutés sommairement. L’accusé aurait alors « frappé des détenus avec une hache », a déclaré le procureur Laura Morris. Elle a souligné l’importance de la persécution fondée sur le sexe dans cette affaire : « Le sort [des victimes] a été scellé parce qu’elles faisaient partie d’un groupe cible. Les critères permettant de les identifier étaient les suivants : ethnie four, sexe masculin, âge de combattre et origine extérieure à Mukjar. Ils étaient dès lors perçus comme rebelles ou sympathisants » alors qu’ils cherchaient à fuir les combats.

« Les preuves démontrent systématiquement qu’Abd-Al-Rahman était le commandant Janjaweed le plus haut placé dans les localités de Wadi Salih et de Mukjar au Darfour occidental », a déclaré Jeremy, ajoutant que l’accusé semblait contrôler environ 2 500 hommes. Le procureur a fait valoir qu’il avait pu atteindre cette position grâce à l’autorité qu’il exerçait dans la région et à son expérience militaire de plusieurs dizaines d’années. Rappelant son passage dans l’armée soudanaise et la formation au droit international humanitaire dispensée aux responsables de l’armée, Jeremy a estimé que l’accusé était conscient de l’illégalité de ses actes et du fait qu’il « pouvait s’attendre à être poursuivi ».

1 592 victimes participantes

Puis ce fut au tour des victimes de s’exprimer. Dans une vidéo granuleuse envoyée en octobre et rediffusée, Harun, un survivant des attaques présumées contre Bindisi, parle des différentes tribus qui vivaient en paix, jusqu’à ce qu’elles se retournent les unes contre les autres avec brutalité : « Imaginez que quelqu’un que vous connaissez vous attaque en raison de votre appartenance ethnique », s’est-il exclamé. L’avocate principale des victimes, Natalie Von Wistinghausen, a souligné qu’une condamnation pour le crime contre l’humanité pour un crime de persécution fondée sur le sexe serait une première à la CPI.

Me Von Wistinghausen a voulu saluer les Darfouris qui suivaient les audiences de la CPI depuis le camp de Kalma et de l’autre côté de la frontière, au Tchad, grâce à une rediffusion organisée des agents locaux de la Cour. « C’est en leur nom que nous nous adressons à vous », a-t-elle déclaré aux juges, ajoutant que chacune des 1.592 victimes participantes au procès avait « des points de vue, des histoires, des chagrins et des espoirs uniques ». « Les victimes ont souligné que l’impunité totale pour les crimes de masse prétendument commis pendant le conflit de 2003 et 2004 a permis aux mêmes acteurs de s’accrocher au pouvoir et de plonger le Soudan tout entier dans la dévastation », a-t-elle déclaré.

En s’appuyant sur leurs récits, certains racontés dans des vidéos pixellisées et d’autres lus dans des déclarations, Me von Wistinghausen a parlé de l’impact dévastateur du conflit sur les victimes : les gens ont été arrachés à leurs terres ancestrales, les femmes qui ont subi des viols ont souvent été stigmatisées, les enfants sont morts de faim et ceux qui grandissent aujourd’hui dans les camps manquent d’éducation, de nourriture et de soins. Avant la guerre, « la vie était belle, pleine de joie. Aujourd’hui, nous vivons dispersés », a déclaré Harun, aujourd’hui déplacé à Deleig, un camp situé dans l’ouest du Darfour. Les attentes des victimes comprennent la justice, l’obligation de rendre des comptes, des procédures rapides et le rétablissement de leurs droits et de leurs terres, a conclu Me von Wistinghausen.

« Pas un Janjawid, encore moins un chef »

« Rendre justice aux victimes ne peut se faire au prix de la condamnation d’un innocent », a entamé l’avocat de la défense Laucci en joignant solennellement les mains et en s’adressant aux juges en français, à un rythme qui laissait souvent les interprètes à bout de souffle. Pendant le reste de la deuxième journée de plaidoiries finales et la matinée suivante, il a répété qu’il s’agit « de l’histoire d’un homme simple, Abd-Al-Rahman », propriétaire d’une pharmacie, « rien de grandiose : quatre murs, un étal au marché », retraité de l’armée où il a servi comme infirmier. Après la période des faits qui lui sont reprochés, il est retourné dans les forces centrales de réserve où il n’a jamais atteint de haut grade. « Il était un petit poisson, ce que l’on appelle une ‘livre de chair’ dans Le Marchand de Venise. »

Selon Me Laucci, son client « n’était pas un Janjawid, encore moins un chef », et il n’avait aucun contrôle sur la perpétration des crimes reprochés. Il a fait valoir qu’à l’époque du conflit, il était trop âgé pour y participer et que le chef de sa tribu, les Ta’aisha, avait refusé de se joindre à la contre-insurrection. Celle-ci était menée par une tribu rivale qui « aurait préféré lui trancher la gorge plutôt que de l’avoir comme chef », a déclaré Me Laucci. 

La défense a fait appel à 20 témoins, venus en grande partie affirmer que la tribu de l’accusé n’a pas participé à la contre-insurrection et qu’Abd-Al-Rahman était un homme respecté et respectable portant des valeurs d’unité entre les tribus. Pour Me Laucci, l’accusation n’a pas réussi à établir par ailleurs que l’accusé avait agi en connaissance de la loi et a conclu que « l’élément moral [de connaissance de la loi] faisant défaut pour toutes les accusations de crimes, la chambre devrait prononcer un acquittement total ». 

« Les mots d’un simple citoyen soudanais »

Après trois jours passés assis à écouter, presque sans expression, Abd-Al-Rahman a été invité à s’exprimer le troisième jour, lisant une feuille de papier tenue serrée entre ses mains. « Les mots d’un simple citoyen soudanais qui a rejoint l’armée à l’âge de 15 ans », a-t-il déclaré. Il parle à son tour de sa pharmacie, où il soignait dit-il toutes les tribus, y compris les Four, et de la contre-insurrection, qu’il qualifie de ‘terrifiante’.

« Je viens de la zone de conflit du Darfour », a déclaré le journaliste soudanais présent à l’audience de la CPI. « Je me souviens que lorsqu’ils ont annoncé les accusations, les gens étaient heureux, ils applaudissaient parce qu’ils pensaient que l’affaire prendrait peu de temps. Mais aujourd’hui, 20 ans plus tard, les victimes sont toujours dans une situation très difficile ».

Niemat Ahmadi, défenseuse soudanaise des droits humains rencontrée à La Haye en dehors du procès, a déclaré à Justice Info que ce procès « est historique, car au Soudan, nous avons vécu sans qu’aucun fonctionnaire ne soit tenu pour responsable des crimes commis contre des citoyens ». Ahmadi espère que d’autres procès suivront.

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